Les leçons d’un scandale
Marianne du 23 au 29 mars 2012 – n° 22
Par Edwy Plenel,
Directeur de Médiapart
Face à la droite comme à la gauche, les mésaventures du journalisme
d’enquête en France soulignent, de façon récurrente, notre retard
démocratique.
La
politique ne supporte pas le mensonge » : c’est ce que me
déclarait François Hollande en 2006, dans un livre d’entretiens qu’il avait
souhaité intituler Devoirs de vérité. Revenant
sur sa première fonction publique véritable, qui fut d’être en 1982 directeur
de cabinet d’un éphémère porte-parole du gouvernement, le futur président de la
République confiait alors avoir retenu « de cette
brève expérience que, à l’origine de toute affaire, au-delà de son contenu
même, il y a d’abord un mensonge. La vérité est toujours une économie de temps
comme de moyens. La vérité est une méthode simple. Elle n’est pas une gêne, un
frein, une contrainte ; elle est
précisément ce qui permet de sortir de la nasse. Même si, parfois, dans notre
système médiatique, le vrai est invraisemblable ».
De
ce vrai invraisemblable, Mediapart n’a cessé de faire l’expérience, tant nos
informations dérangeantes ont toujours mis du temps à briser le mur de
l’indifférence et du conformisme médiatiques. Mais, au souvenir de cette
réflexion lucide qui valait engagement pour l’avenir, on aurait pu penser que,
François Hollande devenu président, la vérité n’aurait plus tant de mal à faire
son chemin et que son surgissement ne reposerait plus sur la seule
détermination d’une presse indépendante. Or l’affaire Cahuzac vient, hélas, de
démontrer que rien, ou presque, n’a changé. Certes, nous n’avons pas eu droit
au procès en « méthodes fascistes » de
l’affaire Bettencourt ou au zèle partisan d’un procureur – Philippe Courroye –
dans la même affaire. Nous avons pu faire notre travail sans être calomniés, et
la justice aidée de la police a pu faire le sien, jusqu’à établir, comme nous
nous y attendions, le sérieux, l’authenticité, la concordance de nos
informations, au point d’ouvrir une information judiciaire pour blanchiment de
fraude fiscale.
Reste
que près de quatre mois ont été perdus en polémiques, tensions et mensonges
inutiles, au lieu d’une gestion sereine et apaisée du légitime conflit
démocratique provoqué par des vérités dérangeantes. Depuis quand suffit-il
qu’un homme politique jure les yeux dans les yeux pour que cela balaye des
informations précises, documentées, rigoureuses ? Comme si le mensonge
n’existait pas en politique, y compris les yeux dans les yeux ! Pourquoi la
France n’accepte-t-elle toujours pas cette règle respectée par toutes les
autres démocraties adultes qui veut qu’un ministre mis en cause, de façon
loyale et honnête, par des révélations de presse reprenne immédiatement sa
liberté pour pouvoir se défendre ? Et, surtout, pour ne pas prendre en otage la
fonction publique qu’il occupe et, à travers elle, sa famille politique et le
gouvernement tout entier, en utilisant le pouvoir que son ministère lui donne
pour se défendre ?
Sarcasmes et dénigrements
L’affaire
Cahuzac confirme que, décidément, la France est une démocratie de basse
intensité. Jusqu’à ce qu’elles soient totalement confirmées par l’ouverture
d’une information judiciaire et la démission du ministre du Budget, nos
informations sur le compte suisse occulte du ministre firent l’objet de
sarcasmes, moqueries et dénigrements qui, plutôt que de prendre en compte les
faits révélés, faisaient crédit à la seule
dénégation du responsable politique concerné. La mise à l’épreuve de la
vertu républicaine autour du respect de la loi fiscale – la première des lois
communes, garante de l’intérêt général et de la solidarité citoyenne, celle qui
permet l’existence de routes, d’écoles, d’hôpitaux, bref, de tout ce qui fait
tenir ensemble une société du bien commun – a été transformée en affrontement
d’un journal et d’un homme.
Les
principes semblaient soudain à géométrie variable
pour nos responsables politiques, selon qu’ils sont dans l’opposition ou dans
la majorité. Pourtant, en révélant la première affaire de la présidence de
François Hollande, Mediapart a procédé de la même façon, avec les mêmes règles,
les mêmes exigences, les mêmes précautions, que lors de ses révélations
successives sous la présidence de Nicolas Sarkozy. A l’époque, la gauche
n’avait pas de mots assez durs pour critiquer la droite qui dénigrait nos
enquêtes, balayait nos preuves et salissait notre réputation. Soudain, nous
découvrions que cette solidarité n’était que d’opportunité. Que, pour certains
à gauche, elle ne reposait que sur la conviction d’avoir un adversaire commun.
Et qu’une fois au pouvoir, face à une presse restée indépendante, ils
n’hésitaient pas à retourner leur indignation contre le journalisme et sa
liberté. Certains des mêmes qui, hier, nous trouvaient courageux nous jugeaient
soudain irresponsables.
De
la droite à la gauche, et inversement, les mésaventures du journalisme
d’enquête en France soulignent, de façon récurrente, notre lancinant retard
démocratique où pèse lourdement notre présidentialisme déséquilibré, cette
réduction de la pluralité politique au choix et à la volonté d’un seul, ce
césarisme républicain qui prolonge sourdement l’absolutisme monarchique. C’est
lors des alternances, d’autant plus si on les a souhaitées comme citoyen, que
le journalisme en fait l’expérience parfois douloureuse, sommé dès lors de se
ranger et de s’aligner, de choisir son camp ou de rentrer dans le rang. A cette
aune, le déroulement de l’affaire Cahuzac, comme celui de bien d’autres
affaires mettant en cause nos oligarchies politiques ou économiques, témoigne
d’une démocratie mal en point, sans ressort ni vitalité, sans ambition ni
hauteur. Elle met en évidence tout ce qui, sourdement, mine notre pays,
son dynamisme collectif, sa confiance en
lui-même, son espérance citoyenne, bref, tout ce qui érode les ressorts d’un sursaut.
Une démocratie forte et adulte accepte et respecte les
contre-pouvoirs. La presse, quel que soit son support, en est un. Sa mission
est d’apporter des informations d’intérêt public aux citoyens pour qu’ils
soient libres dans leurs choix et autonomes dans leurs décisions. Le cadre dans
lequel elle l’exerce est le droit de la presse qui, par ses spécificités,
respecte et protège ce nécessaire droit de savoir du peuple souverain. Dès
lors, le procès fait à Mediapart dans l’affaire Cahuzac est stupéfiant par ce
qu’il dévoile d’inculture ou de lassitude démocratiques. Nous ne sommes ni des
juges ni des policiers, mais des lanceurs d’alerte qui répondent de leur
travail, de sa rigueur et de sa pertinence dans le cadre de cette mission à la
fois professionnelle et démocratique. Or, durant ces près de quatre mois qu’a
duré le feuilleton Cahuzac, nous n’avons jamais été attaqués à la loyale, sur
ce terrain justement : les fameuses plaintes en diffamation annoncées par
l’alors ministre du Budget ne nous ont jamais été signifiées et nous n’avons
jamais été poursuivis, ni pour faux ni pour calomnie, pour la pièce matérielle
– le fameux enregistrement de fin 2000 – que nous avons dévoilée.
Cette faiblesse démocratique est aggravée par un système
médiatique corrompu. Parler de corruption n’est pas excessif si l’on s’en tient
au sens premier du mot : « altération » de la substance, du jugement, du
langage, etc. Des intérêts extérieurs à nos métiers, à notre responsabilité professionnelle
et à notre devoir démocratique ont droit de cité au cœur des médias dominants.
Dans l’affaire Cahuzac, nous les avons vus renoncer à faire leur travail, ne
pas enquêter, ne pas chercher et, pis encore, se contenter de se faire les
relais complaisants des manœuvres d’officines de communicants acharnées à
entraver la marche vers la vérité. L’épisode le plus caricatural fut celui de
la mystérieuse réponse suisse à l’administration fiscale française supposée «
blanchir » Jérôme Cahuzac. Alors qu’aucun journaliste n’a pu voir ce document et
alors même que des sources judiciaires l’ayant en leur possession le
minimisaient, il fut complaisamment relayé sans qu’à aucun moment le conflit
d’intérêts flagrant qu’il révélait ne soit dénoncé. Car cela signifiait que,
avec la complicité du ministre de l’Economie, le ministre du Budget utilisait
l’administration fiscale dont il avait la charge pour sa propre défense et pour
contrecarrer l’enquête policière en cours. Cette faillite médiatique témoigne
d’un système ayant oublié sa mission d’information pour donner la priorité à l’opinion,
aux commentaires d’éditorialistes n’ayant plus de rapport avec le terrain,
voire avec la réalité vécue par nos concitoyens.
Intérêts et secrets partagés
Enfin, le spectacle donné de solidarités oligarchiques, transcendant
les légitimes clivages partisans, est désastreux. Le premier responsable
politique à venir au secours de Jérôme Cahuzac ne fut-il pas Eric Woerth, son prédécesseur
au Budget, lui-même empêtré dans les conflits d’intérêts révélés par l’affaire Bettencourt,
à la fois financier de son parti, l’UMP, et chargé des finances du pays ? Une démocratie
vivante est celle où l’opposition, quelle qu’elle soit, joue son rôle
d’interpellation et de contestation. Cette fois, rien de tel, mais le silence
des intérêts communs et des secrets partagés. C’est ainsi qu’on fait le lit de l’extrémisme, des refrains sur le « tous pourris
» accompagnés de la désignation de boucs émissaires : en discréditant la
démocratie, en ne respectant pas son exigence, en ne cherchant pas à l’élever.
A l’inverse, la presse indépendante, sachant résister aux pressions et
soucieuse de l’intérêt public, défend et illustre cet idéal démocratique.
« La France, grande personne, a droit à la vérité », disait le journaliste Albert Londres, le même qui ajoutait : « Notre métier n’est pas de faire plaisir non plus de faire du
tort, il est de porter la plume dans la plaie. »
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